Résumé d'un colloque récent entre climatologues et biologistes à Paris. Les recommandations du giec (vers la fin) pour stocker le carbone sont troublantes :
Quand les climatologues rencontrent (enfin) les biologistes
Le 07 novembre 2014 par Valéry Laramée de Tannenberg
Une journée durant, biologistes et climatologues ont exploré les pistes permettant de conjuguer préservation du vivant et lutte contre le changement climatique. Une première!
Pour une fois, le terme d’historique n’est pas (trop) galvaudé. A l’initiative du ministère de l’écologie, la Fondation pour la recherche sur la biodiversité (FRB) a réuni, jeudi 6 novembre, les mondes de la climatologie et de la biodiversité. Pendant une journée, dans le grand amphithéâtre de la Maison des océans à Paris, plusieurs dizaines de climatologues ont pu, enfin, échanger avec leurs confrères «bio».
But de cette première: montrer aux représentants des deux communautés les interactions entre les deux thématiques et la nécessité de lancer des passerelles entre ces deux univers scientifiques qui s’ignoraient jusqu’à présent. «Les changements climatiques vont s’imposer aux habitants et aux écosystèmes. En retour, les écosystèmes, en s’adaptant, vont influer sur le climat», résume Jean-François Silvain, président de la FRB.
Des messages pas toujours bien perçus
Au plan institutionnel, les ressemblances existent pourtant. Fêtant sa première année d’existence, la Plate-forme intergouvernementale scientifique et politique sur la biodiversité et les services écosystémiques (IPBES) s’inspire ainsi très fortement du célébrissime Groupe intergouvernemental d'experts sur l'évolution du climat (Giec). Même si des différences subsistent. «Contrairement au Giec, l’IPBES a été créée après la convention de l’ONU. Résultat: sa genèse a duré beaucoup plus longtemps (7 ans) et les Etats nous laissent beaucoup moins de latitude qu’aux climatologues», soupire Anne Larigauderie, secrétaire exécutive de l’IPBES. Si les résultats des premiers travaux de la plate-forme ne sont pas attendus avant 2018 (ils porteront sur l’état des pollinisateurs!), sa communication devra être affûtée. «Les messages de nos rapports sont clairs, mais ils ne sont pas toujours bien perçus», prévient Jean Jouzel, vice-président du groupe 1 du Giec.
Côté scientifique, les liens sont aussi très forts. Prenons le cas des effets de la hausse de la concentration de gaz à effet de serre (GES) pour l’environnement marin. «En réduisant certaines populations de phytoplanctons de la mer du Nord, le réchauffement climatique va contribuer à réduire la taille de prédateurs, comme les morues. Il contribuera aussi à faire se déplacer les espèces. Dans les prochaines décennies, les coquilles Saint Jacques vont déserter les eaux de la Manche», détaille l’océanologue Grégory Beaugrand (université de Lille).
Gare à la cuboméduse de la Manche
Rapide, le réchauffement de la Manche n’annonce pas forcément sa désertification. Bien au contraire. «On devrait assister à l’arrivée d’espèces exotiques, comme la morue. Ce qui plaira aux pêcheurs. En revanche, il ne faut pas exclure de voir arriver certaines espèces tropicales, comme le crabe tacheté des rochers (Zosimus aeneu) ou la cuboméduse (Chironex fleckeri), qui sont dangereuses pour l’homme.» Les effets du réchauffement diffèreront d’une région à l’autre. «Dans l’Atlantique du Nord-est, la hausse des températures de l’eau va dynamiser les populations de sardines et de puffins. Dans les régions subtropicales, au contraire, la biodiversité marine va s’éroder.» Certes, le réchauffement n’est pas la seule pression s’exerçant sur le milieu océanique, qui pâtit aussi des pollutions, de la surpêche ou de l’acidification. «Pour autant, estime Grégory Beaugrand, on peut d’ores et déjà estimer que la moitié des variations de biodiversité marine sont imputables au réchauffement.»
Protéger des réserves vides?
A terre, les relations entre climat et biodiversité sont aussi étroites. «Il y a des choses évidentes, rappelle Paul Leadley (université Paris-Sud), comme les espèces animales ou végétales qui remontent vers le nord à mesure que le climat se réchauffe au sud.» Ces mouvements remettent d’ailleurs en cause les stratégies de conservation. «Les réserves actuelles n’auront plus la même biodiversité dans les prochaines décennies», poursuit le coordinateur de la 4e édition du Global Biodiversity Outlook.
L’érosion de la biodiversité peut aussi contribuer à renforcer l’effet de serre. La diminution de la productivité de certains phytoplanctons va sensiblement réduire la séquestration du carbone atmosphérique dans l’océan. Acidification aidant, les planctons, plus rares, vont moins produire de sulfure de diméthyle (DMS), un gaz qui, en se décomposant, contribue à la formation des nuages, à l’effet refroidissant. «Cette boucle de rétroaction, sur laquelle James Lovelock a construit sa théorie Gaïa, pourrait accroître de 0,5°C le réchauffement global», avancel’océanographe Laurent Bopp (LSCE[1]).
Un ensemble de relations
La biodiversité, les biologistes ne cessent de le rappeler, n’est pas qu’un catalogue d’espèces. «C’est l’ensemble des relations que les êtres vivants ont établi entre eux et avec leur environnement», résume Gilles Bœuf, président du Muséum national d’histoire naturelle. En modifiant la répartition du végétal, par exemple, on bouleverse l’ensemble des flux naturels, énergétiques, hydrologiques, climatiques, sans oublier la chimie de l’atmosphère. «Les Australiens ont construit une gigantesque barrière à lapins pour protéger leurs cultures sur des milliers de kilomètres. Ces champs ont été plantés sur d’anciennes forêts d’eucalyptus, qui existent toujours de l’autre côté de la rabbit-fence. Problème, désormais les nuages ne se forment plus qu’au-dessus des forêts. Ce qui oblige les agriculteurs à irriguer massivement leurs plantations», indique la physicienne Nathalie de Noblet (LSCE).
La biomasse ou le bois?
Le Giec l’affirme: la biodiversité est une «arme» dans notre râtelier climatique. A condition de savoir la manier. Dans les scénarios testés par le Giec pour stabiliser le réchauffement à 2°C (notre objectif à tous) figurent deux options qui ne seront pas sans conséquences pour la biodiversité. «Globalement, explique l’économiste Franck Lecocq (Cired[2]), si nous voulons atteindre notre objectif, nous devons rapidement généraliser les sources d’énergie à bas carbone, réduire notre demande d’énergie.» Les centrales thermiques à biomasse et à séquestration du carbone figurent en bonne place dans notre arsenal. Ces gigantesques chaudières brûleront des déchets de bois ou des résidus de cultures et verront leurs effluents gazeux débarrassés du CO2 généré par la combustion. Lavé, séché et comprimé, le gaz carbonique doit ensuite être injecté dans des cavités souterraines étanches. Baptisé BECCS[3], cette technologie est réputée ôter du dioxyde de carbone de l’atmosphère. Un détail: elle réclame des volumes considérables de biomasse, qu’il faudra bien trouver (planter?) quelque part, probablement dans les espaces naturels. Evidemment, il est aussi possible de lui préférer le stockage du carbone par les arbres. «En ce cas, il faudra engager une reforestation massive qui prendra, elle aussi, beaucoup de place et suscitera bien des conflits».
Sans toujours le savoir (encore), biologistes et climatologues sont donc liés par les interactions des phénomènes qu’ils étudient. Ils le seront de plus en plus, car c’est à eux que les politiques demanderont des solutions à des problématiques aussi complexes que l’atténuation, l’adaptation ou la sécurisation de nos approvisionnements en aliments. «Mettre en évidence des systèmes complexes, c’est bien. Mais avec nos connaissances, nous pouvons être des prescripteurs de meilleures méthodes de gestion de notre environnement global», conclut Gilles Bœuf.
[1] LSCE: Laboratoire des sciences du climat et de l'environnement
[2] Cired: Centre international de recherche sur l'environnement et le développement
[3] Pour Bio-energy with carbon capture and storage.